Recroquevillé contre le mur en carrelage froid de la douche, Shane laissait l'eau brûlante couler sur son corps nu et pâle. Il sanglotait, grimaçant de douleur lorsque les gouttes atterrissaient directement sur les plaies ouvertes de son dos. Ce client-là avait battu des records de violence. Après les coups de ceinture, il avait failli l'étrangler avec la cravate qu'il avait serré autour de son cou de cygne. Ce coup-là, on peut dire qu'il avait vraiment cru y rester. Ça aurait été si stupide...
Shane resta encore une heure dans la salle de bain du motel où il avait offert une heure de satisfaction totale à son dernier homme de la journée. La chambre était payée alors il s'en foutait.
Avec une lenteur exigée par la douleur qui lui vrillait le dos, il finit par se relever et ferma l'arrivée d'eau avant de sortir de la douche. Il tourna la dos à la coiffeuse pour pouvoir observer les plaies sur ses reins en se dévissant le cou. Certaines saignaient encore mais ça aurait pu être pire à ce niveau-là. Ce barbare avait même rouvert de vieilles blessures en s'acharnant comme il l'avait fait. Shane se l'était pourtant promis : plus de policiers. C'étaient les plus dégoûtants et les plus violents. Les plus frustrés sûrement. Mais bon... Quand quelqu'un est prêt à allonger quarante billets l'heure, vous ne discutez pas longtemps. Pas quand il vous faut du fric pour régler la caution du nouveau logement que vous vous êtes dégottés. Pas non plus quand le client en question à un neuf millimètres dans le holster à sa ceinture.
Il sécha ses larmes du revers de la main et renifla bruyamment, puis il sortit de la salle de bain pour retourner dans la partie chambre et remettre ses vêtements. Il était encore trempé mais peu lui importait. Avec un peu de chance, il choperait une pneumonie. Sur le lit, deux billets de vingt dollars avaient été balancé avec négligence. Il les prit et les fourra tout froissés dans une de ses poches avant de foutre le camp de cet endroit lugubre.
En refermant la porte avec le pied, il sortit un paquet de cigarettes de sa veste et s'en alluma une.
_ Comment va la petite pute la plus sexy de Londres ? entendit-il demander depuis l'étage inférieure.
Shane se pencha au dessus de la rambarde et reconnut Conny, une noire-américaine aux formes généreuses. Une collègue de travail, si on pouvait le formuler ainsi. Le jeune homme eut un sourire en coin et lui adressa un signe de menton.
_ Pas trop mal, Conny. _ Bon alors amène tes fesses de petit blanc ici, qu'on cause un peu chiffons.Shane porta la cigarette à ses lèvres et en tira une latte avant de se décider à bouger. Il lâcha la rambarde et se redressa en grimaçant de douleur avant de se diriger vers les escaliers au bout du couloir pour descendre au niveau inférieur. La grosse prostituée le regarda boiter d'un oeil critique.
_ Il t'a bien amoché ce salaud, on dirait. Tu veux que je t'accompagne à l'hôpital, mon canard ?Le jeune homme secoua la tête.
_ Pas la peine. Je pensais passer chez Bianca de toutes façons. _ Ok, va chez ta traînée de copine. Mais fais attention en chemin, hein ? Clamse pas dans un caniveau ou je ne sais pas quoi. Tu vaux mieux que ça, Shane. Conny passa sa grosse main sur la joue de celui qu'elle considérait comme un neveu et écrasa un bisou sur l'autre avant d'ébouriffer sa tignasse mouillée.
_ Et sèche-toi les cheveux, bordel ! s'exclama-t-elle très sérieuse pour ajouter :
Tu vas choper la mort !Shane se garda bien de lui avouer qu'en fait, c'était ça l'idée.
***
Comme Bianca habitait à plusieurs kilomètres du motel pourri, il prit le métro.
Vautré sur un siège en plastique couvert de graffitis en attendant la rame, Shane rêvassait. Des gloussements féminins attirèrent son attention. A quelques mètres de lui, un groupe de filles lui lançaient des regards appréciateurs par intermittence. Ce qui aurait du le flatter l'énerva. Ces perruches se pâmaient pour son regard océan. Si elles savaient à quel point il était sale et noir à l'intérieur de lui, elles le fuiraient comme la peste. Shane n'avait pas que l'on remarque la beauté de ses traits, ce qui malheureusement pour lui arrivait souvent. Il se dégoûtait profondément et ne comprenait pas que tous ses vices ne s'étalent pas sur sa peau pour l'enlaidir. Finalement, ne le supportant plus, il se leva et fit une affreuse grimace au groupe de caqueteuses avant de se diriger vers les rails. La rame sortit du tunnel dans un grondement sourd et il s'engouffra sagement à l'intérieur.
Une quinzaine de minutes plus tard, il frappait lourdement sur une porte en bois à moitié vermoulu. Il patienta quelques secondes avant de voir le panneau tourner sur ses gonds rouillés, laissant apparaître une petite jeune femme blonde mal peignée. Elle était simplement vêtue - comprenez en culotte et en débardeur, sans soutien-gorge - et porta une chaussette au pied gauche. Pas au droit, allez savoir pourquoi. En découvrant Shane, son visage de poupée s'illumina et lui sauta dessus. Le jeune homme la hissa dans ses bras et entra en refermant la porte derrière.
_ T'étais passé où, beau gosse ? s'enquit-elle d'une voix vaporeuse.
En jetant un oeil du coté de la table basse couverte de bazar mais aussi d'une traînée irrégulière de poudre blanche et d'un billet de un dollar roulé, Shane fut conforté dans son hypothèse. Bianca venait de se prendre une ligne d'héro et planait à huit milles. Il la laissa néanmoins l'embrasser, ce qu'il faisait toujours, défoncée ou pas défoncée, glissant sa langue entre ses dents pour aller jouer avec la sienne.
Bianca Fergusson était sa meilleure amie. La seule personne qui lui était chère dans ce monde. Il l'avait rencontré il y a deux ans quand elle faisait le tapin dans le même quartier que lui et qu'un type les avait engagé pour une partie de jambes à l'air à trois. Rencontrer une personne dans ce genre de circonstances est vraiment particulier... Depuis, Bianca avait quitté le trottoir. Elle s'était faite engagée dans un club d'hôtesses de la ville et vendait ses jolies fesses à bien plus offrant maintenant. Shane et elle étaient restés amis. Ils étaient respectivement le seul réconfort de l'autre, ils ne pouvaient pas se quitter.
N'allez pas croire qu'ils étaient amoureux. Non, pas du tout. De toutes manières, l'un comme l'autre étaient bien incapables de ressentir ce genre de sentiments. La vie les avait trop bousillés pour ça.
_ Je travaillais, répondit Shane, évasif, en reposant son amie sur le sol.
J'ai besoin de toi, Bianca.
Sur ces mots, il se débarrassa de son pull en même temps que son tee-shirt et lui tourna le dos pour la laisser admirer le spectacle. La jeune femme battit des cils pour essayer de gérer l'effet de l'héroïne qu'elle venait de sniffer et sa mâchoire se décrocha.
_ Putain, Shane... C'est quoi ce massacre ? Me dis pas que c'est un client qui t'a fait ça. T'avais dit que tu ne te laisserai plus faire. Un de ces jours, y en a un qui va te creuver tu sais...Bianca refoula ses larmes et alla dans la cuisine pour prendre sa trousse à pharmacie. Les seules fois où elle s'en servait, c'était pour soigner son ami. La semaine dernière, elle avait cru que ce serait la dernière fois qu'elle aurait à le faire puisqu'il avait promis de se contenter des clients "normaux". Pourtant, elle n'avait pas jeter la trousse.
Shane s'installa sur un tabouret et posa ses coudes sur ses genoux pour se pencher en avant et lui faciliter la tache. La jeune femme s'arma de coton et de désinfectant pour nettoyer les multiples plaies. Son camarade l'entendait soupirer à intervalles irrégulières.
Quand elle est terminé, elle reposa le tout sur la table pour ajouter un peu de foutoir et s'assit à califourchon sur les genoux de son patient, passant ses bras autour de son cou et le fixa dans les yeux. Shane posa les mains sur ses hanches étroites.
_ Merci, souffla-t-il en posant un petit baiser sur bout de son nez.
Bianca sourit et passa les doigts dans les épais cheveux bruns de son ami pour constater qu'ils étaient encore humides. Sans hésitation, elle ôta son débardeur et les frotta énergiquement avec pour les sécher un peu. Il y avait bien longtemps qu'afficher leur nudité ne les gênait plus. Leurs corps respectifs étaient passés entre tellement de mains qu'ils en devenaient totalement impersonnels. Shane fit glisser ses doigts sur la peau de Bianca pour venir caresser son sein gauche. Il était chaud et réconfortant. Le jeune homme promena furtivement le bout de sa langue dessus et la jeune femme s'alluma comme une mèche de dynamite. Il laissa choir son débardeur sur le sol encombré de l'appartement et agrippa la ceinture de son ami pour l'en défaire avec une dextérité toute professionnelle. Elle défit ensuite le bouton de ses jeans et se trémoussa pour faire glisser son caleçon afin de libérer la virilité du jeune homme. Son partenaire n'eut rien à faire. Elle écarta elle-même le dernier vêtement qu'il lui restait pour l'amener à entrer en elle. Shane enfouit une de ses mains dans la chevelure de la jolie blonde pour tirer sa tête en arrière alors qu'il se penchait sur elle pour donner de fiévreux baisers à son cou exposé. Et puis, lentement, leurs bassins commencèrent à danser de concert, comme s'ils avaient bien répétés.
Ça pouvait paraître bizarre d'avoir encore envie de sexe après une journée de "travail" mais en réalité, ce n'était pas la même chose. Au boulot, Shane prenait ou se faisait prendre. Là, c'était tout autre chose. C'était doux. Sans contrainte. Pleinement consenti en quelques sortes. C'était le véritable plaisir des sens, pas un acte calculé dont on priait la fin de se hâter.
_ Ce n'est pas un adieu, lui dit le jeune homme une demi-heure plus tard alors qu'il se trouvait de nouveau sur le pas de la porte de Bianca, rhabillé.
_ C'est presque ça, objecta son amie en essayant de sourire.
Tu vas essayer une nouvelle vie. Peut-être qu'elle va te plaire et que tu voudras y rester. Shane secoua la tête.
_ Je ne change pas de vie, seulement d'appartement. Rassure-toi, je ne sais rien faire d'autre que tapiner. Toi et moi, c'est jusqu'à la mort. Bianca eut l'air à moitié-rassurée. Elle se hissa sur la pointe des pieds pour l'embrasser et ajouta en guise d'au revoir :
_ Oui et bien essaye de ne pas aller la chercher. La mort. ***
Shane arriva devant la porte de son nouveau chez-lui vers 1h du matin. Il glissa la clef que l'agent immobilier lui avait donné dans la serrure et il entra. Comme l'appartement était plongé dans le noir, il chercha l'interrupteur à tâtons et l'actionna. Le plafonnier éclaira instantanément le salon-cuisine. Rien n'avait changé depuis la fois où il était venu visiter. Tout lui semblait à la même place et c'était un peu flippant. Contrairement à la piaule de Bianca, cet endroit avait été méticuleusement rangé et lustré. Son nouveau colocataire - dont il n'avait vu que la photo jusque là - devait être un sacré psychopathe. Tiens, d'ailleurs il devait être en train de dormir. Mieux valait ne pas faire trop de bruit.
Le jeune homme abandonna le sac à dos qui contenait son peu d'affaire dans l'entrée et il alla jusqu'à la cuisine pour inspecter le frigo. Bingo ! Il sortit une brique de jus d'orange bio et ouvrit tous les placards sans en refermer aucun à la recherche d'un verre. Il finit par s'en dégoter un mais ses doigts se dérobèrent et il explosa sur le carrelage en une vingtaine de petits morceaux, dans un bruit cristallin.
_ Merde ! jura le fautif en se baissant pour ramasser.