Someone To Save You

Certains matins, nous savons dès le réveil que la journée sera pourrie. Dès la seconde où nous ouvrons les yeux, nous sommes assaillis par un pressentiment qui nous ferait rester au lit si nous le pouvions. Mais voilà... Il y a des obligations auxquelles les adultes ne se soustraient plus. Comme aller travailler. Sortir les fesses de son matelas, les traîner jusqu'à la cuisine, dénicher une brique de lait au fin fond du frigidaire, en verser dans un bol de céréales multicolores qu'on espère pas déjà périmées, avaler le tout avant de se traîner jusqu'à la salle de bain, virer ses vêtements sales, se doucher, mettre des vêtements propres - sauf les chaussettes parce que c'était notre dernière paire vu qu'on a eu la flemmardise de marcher jusqu'à la laverie automatique la veille – chausser ses pieds et sortir de chez soi. Dans le froid matinal. Dans la rue qui s'éveille doucement.
Rien n'obligeait Shane à se lever de si bonne heure alors qu'il s'était couché si tard et que ses clients ne venaient jamais le chercher avant au moins 17h. C'était tout de même plus fort que lui. Il aimait traîner ses baskets déconfites sur les avenues, juste pour voir en pleine lumière les personnes qui venaient le visiter à la tombée de la nuit. Comme ils étaient beaux en tailleur, en costume, en uniforme. Comme ils avaient l'air de personnes respectables...

Toutefois, ce matin-là n'était pas comme tous les matins. Shane avait rassemblé ses quelques affaires dans un petit sac à dos et s'apprêtait à dire au revoir au taudis sans nom dans lequel il avait habité ces derniers mois. Il lui fallait partir un peu plus tôt que d'habitude d'ailleurs parce qu'il ne devait pas croiser le propriétaire auquel il devait un mois de loyer. Le jeune homme s'était ruiné pour payer la caution de son futur appartement, une colocation dans un coin assez tranquille de Londres. Rien à voir avec l'endroit qu'il quittait. Bianca, sa meilleure amie, lui en avait un peu voulu de ne pas avoir accepter de venir habiter avec elle et de choisir un ou une inconnue pour colocataire plutôt qu'elle. Elle ne voulait pas comprendre son besoin de recommencer à zéro. Certes il ne changeait pas encore de métier mais il avait d'essayer de loger dans un endroit sain. Avec du chauffage, de l'eau chaude, une cuisine dans laquelle on pouvait vraiment préparer quelque chose à manger et surtout, avec une personne qui ignorerait tout de lui et qui n'aurait donc pas de préjugés. Ils viendraient à apprendre la manière dont il gagnait l'argent pour payer la moitié du loyer mais les premiers temps au moins, la vie devrait être douce.

Cette journée, Shane était déterminé de la passer en visite d'adieu dans tous les endroits craignos qu'il avait squatté pour le passé. Histoire de tourner une page, qu'il espérait définitive. Il ne savait pas encore que, quand bien même nous frottons pour enlever ce genre de crasse de nos vêtements, c'est trop tard, qu'elle s'est déjà incrustée sous nos ongles, dans notre peau, au plus profond de notre être...
Il pleuvait lorsqu'il traversa le bac à sable de l'Hempshire Park, devenu marécage à cause du trop plein d'eau, pour se rendre dans les usines désaffectées au sud de la ville. Ce paysage de désolation totale lui allait bien en vérité. Avec sa beauté irréelle et froide, il semblait l'empereur des lieux. Le Roi du caniveau, le Prince des bennes à ordures.
Méditant une dernière fois sur un toit d'immeuble qui l'avait accueilli plusieurs semaines quand il était parti de chez lui sans un sou, Shane quitta des yeux l'horizon et se décida enfin à retourner dans le centre, à l'agence immobilière qui devait lui remettre les clefs de sa nouvelle colocation.


Une signature et c'était fait ! Le jeune homme avait un nouveau chez lui. Enfin, un « chez eux », mais il ne connaissait pas encore la personne avec qui il allait habiter et quelque part, l'idée lui plaisait bien. Son coeur battait la chamade lorsqu'il a tourné les clefs dans la serrure pour ouvrir la porte. L'appartement était désert. En fait, on aurait dit que personne ne vivait là, vu comme le fait de dire qu'il était « bien rangé » était largement insuffisant pour le qualifier. On aurait dit un de ses faux appartements que l'on trouve chez Ikea, quelque chose qui sert juste à présenter le mobilier pièce par pièce. C'était vraiment très intimidant.
Shane laissa tomber son sac à dos près de l'entrée et fit quelques pas dans le salon qui s'offrait à sa vue. Tout était si beau et proche qu'il avait envie de pleurer. S'apercevant que ses chaussures boueuses laissaient des traces sur le sol immaculé, il les retira et les abandonna là où il se trouvait déjà. Curieux, il fit le tour de la pièce, touchant à tous les objets qui se trouvaient à portée. Ils étaient beaux. Soit pratiques, soit à valeur sentimentale. Peut-être que c'était une femme qui vivait dans cet appartement. Ses yeux se portèrent en direction de l'unique couloir qui, selon toute logique, menait aux chambres et il hésita. Irait-il jeter un coup d'oeil à la garde-robe du coloc pour voir s'il s'agissait d'un garçon ou d'une fille ? Il en avait envie mais les surprises étaient aussi une bonne chose. Avant qu'il ne puisse se décider, quelque chose attira son attention : le réfrigérateur. La cuisine était attenante au salon et le réfrigérateur s'offrait à sa vue, merveilleusement blanc et volumineux. Shane songea un instant qu'il aurait sans peine pu se cacher à l'intérieur. Comme un zombi, il s'en approcha et l'ouvrit. Il se trouva être rempli de légumes, de fruits et de boîtes bizarres estampillées du logo biologique. Il avait sa réponse : son colocataire était définitivement une femme ! Il prit du jus de fruits pour s'en servir et ouvrit tous les placards à la recherche d'un verre. Il les trouva enfin impeccablement alignés à coté des tasses. Il remarqua que les anses des tasses étaient toutes tournées du même coté, apparemment selon un angle précis. Restant vraiment perplexe quelques secondes, il jeta un regard derrière lui pour vérifier qu'il était toujours seul et entreprit de bouger les tasses pour perturber cet ordre inquiétant.
Quand il se détourna pour faire de nouveau face à l'appartement, Shane se rendit alors compte que tout était à la place qu'il occupait pour une raison précise, selon un plan de rangement précis. Et tout à coup, ce fut insupportable pour lui !

Le jeune homme s'attaqua d'abord aux rideaux, il libéra l'attache du coté gauche pour rompre la symétrie avec le droit. Puis il déplaça tous les bibelots de l'étagère qui étaient rangés du plus petit au plus grand. Il ôta son pull et l'abandonna sur le dossier d'un fauteuil avant de continuer son dérangement. En cinq minutes, le salon avait pris une toute autre atmosphère. Certes, il n'était plus impeccablement ordonné mais au moins, il avait l'air... vivant.
Epuisé par son exploit, le beau brun s'effondra sur le canapé. Il enfouit son visage d'ange dans les coussins et finit par s'assoupir.




« Madame … Monsieur … Réveillez-vous ! »

Quelqu'un tapotait timidement son dos au bout du doigt. Shane, à présent tiré de son sommeil, grogna mais ne broncha pas. Son cerveau commençait tout doucement à se remettre en route et faisait la mise à jour. Il s'était endormi sur le canapé de son nouveau chez-lui et il attendait la jeune femme avec qui il allait cohabiter à partir d'aujourd'hui... Hey ! La voix qui l'avait réveillé n'avait rien de féminine.
Tout à coup intrigué par cette révélation, il remua un peu et se retourna complètement. Portant les mains à son visage, il se frotta les yeux et, après avoir papillonné des cils quelques secondes, il les ouvrit. Son regard hypnotique capta immédiatement celui de la personne qui, debout devant le canapé, le surplombait. Sa respiration se suspendit sans qu'il en fut conscient et pendant un moment qui lui parut une éternité, il resta sans bouger à la regarder. Ce n'était pas une femme. C'était un jeune homme qui avait à peu près son âge semblait-il. Il était bien habillé et ses cheveux blonds lui donnaient l'air d'un ange. La contre-plongée selon laquelle Shane le voyait le rendait incroyablement... majestueux. Le temps s'était arrêté pour le jeune anglais. Il aurait du dire quelque chose mais il ne le pouvait pas. Il avait envie de toucher cette apparition céleste pour juger de sa réalité. Pourtant il n'avança pas sa main vers lui, comme s'il était conscient d'être infiniment sale en comparaison et qu'il ne pouvait pas le faire souffrir d'un contact. Shane ne souvenait pas avoir trouvé un être humain à ce point beau. Jamais.
Soudain, frappé par une incertitude, il tourna la tête à droite puis à gauche pour observer la pièce. Et s'il s'agissait du petit ami de la femme avec qui il avait pensé habiter ? S'apercevant qu'ils étaient seuls dans le salon et que la pendule indiquait une heure déjà bien avancée dans la nuit, il se rassura en déduisant que ce jeune homme devait être le locataire des lieux.

Le choc passé, Shane se ressaisit et se mit debout. Il dépassait le blondinet de quatre ou cinq centimètres et ça lui plaisait. Un sourire charmeur s'étira sur ses lèvres et ses yeux bleu incomparables se mirent à briller.

_ Salut, dit-il de sa voix de velours. Shane. C'est moi ton colocataire.

C'était une formule qui se voulait très possessive. Du genre : « A partir de maintenant, tu es à moi et je suis à toi. » Parce qu'il y avait une chose définitivement sûre : Shane mourait d'envie de lui appartenir.
Pour accréditer ses pensées, le jeune homme se pencha vers Kysnee et déposa un baiser sur sa joue droite, laissant volontairement traîner ses lèvres. En reculant son visage, il lui sourit avec naturel. Quelque chose lui disait qu'ensemble ils allaient vraiment mais alors vraiment bien s'amuser...